Je viens de me lancer dans une aventure
formidable. J'ai décidé d'en relater chaque moment dans ce journal, pour
la postérité peut-être. J'ai acheté ce journal en particulier parce
qu'il était sobre et élégant, bien qu'un peu cher, mais c'était le
dernier exemplaire en magasin. Ce n'est pas important, juste un détail,
un détail sans importance.
Je suis quelqu'un qui s'ennuie dans la
vie, enfin, qui s'ennuyait. Je suis au chômage, j'habite un petit
appartement dans une grande ville, j'ai un peu perdu le contact avec ma
famille, je sors peu, je suis raisonnable, je ne mange jamais avec des
sets de table parce qu'ils se salissent vite et glissent partout quand
on coupe la viande.
Je m'ennuyais énormément. Mais hier, j'ai ouvert
ma boîte aux lettres, et il n'y avait qu'une lettre, et elle ne m'était
pas adressée. Elle était destinée à une vieille voisine qui habite à
l'étage au-dessus de mon appartement. Je ne la connaissais pas du tout,
je savais juste où elle habitait grâce au positionnement de sa boîte aux
lettres. La lettre semblait personnelle, et je m'ennuyais, et je
n'avais rien à faire, je me suis dit sans vraiment comprendre que je
devais aller lui porter en main propre, ce serait l'occasion de prendre
contact avec un de mes voisins. Je suis assez sociable, quand j'ai
envie.
Je suis allé toquer à sa porte, il n'y avait personne dans
les couloirs, c'était assez tôt dans l'après-midi, tout le monde était
sans doute au travail. Elle ne répondait pas, mais j'ai posé mon oreille
sur la serrure, et j'entendais sa télévision, elle était forcément là.
Je
me suis dit qu'elle était vieille, qu'elle ne m'avait sans doute pas
entendu, et j'ai décidé d'être impoli et d'ouvrir la porte quand même.
Son
appartement puait, enfin, il sentait cette odeur particulière propre
aux logements des personnes âgées. Mais quand je suis arrivé au niveau
de sa télévision, je l'ai vue, elle ne bougeait plus. Ses yeux étaient
ouverts, et reflétaient légèrement la télévision, et ses orbites étaient
creusées, et l'ombre de ses sourcils lui donnait un air de crâne
desséché.
Elle était morte, j'en suis certain. J'ai vérifié son
pouls, d'abord au poignet comme les docteurs, puis près de son cœur, vu
que je n'étais pas vraiment sûr de moi. Elle était morte, et personne ne
le savait à part moi, et personne ne m'avait vu entrer.
Je suis
quelqu'un qui s'ennuie, et je me disais que ce serait sûrement la seule
occasion que j'aurais d'être créatif, de laisser une marque sur le
monde.
Je suis allé refermer la porte de l'appartement, j'ai mis sa lettre dans ma poche, et je l'ai déshabillée.
La
pauvre dame n'était pas attirante du tout, croyez-moi, et le spectacle
de la peau de son ventre fripé me glaçait le sang pendant un bref
instant.
Je me suis dit qu'il fallait la marquer, qu'il fallait la
rendre historique, faire d'elle un mystère. J'ai pris un couteau dans sa
cuisine, il n'était pas très pointu, mais je ne voulais pas l'entailler
trop profondément. Sur la peau de son ventre, j'ai fait courir la lame,
et j'ai dessiné une croix, un simple griffonnage. Il n'avait aucune
signification, pas plus pour moi que pour elle, mais je voulais inventer
un meurtrier, et je voulais que les gens y croient, et qu'il soit un
mystère. Ce personnage aurait compris, et donné un sens à cette croix.
Je
voulais rendre la marque menaçante, et j'ai marqué en chiffres romains
"I". Les chiffres romains ont toujours été plus dramatiques que les
chiffres arabes à mon goût, je voulais la faire passer pour la première
d'une longue série de victimes.
Puis je me suis dit qu'elle était
sans doute morte d'une crise cardiaque, vu son âge, et que la police
saurait que ce n'était pas un meurtre, qu'elle était morte
naturellement.
J'ai serré plus fort le couteau, et j'ai tenté de
chercher précisément son cœur, et je l'ai planté là, plusieurs fois.
J'ai détourné le regard, le sang me dégoûte, et j'ai tout épongé avec
ses vêtements.
J'étais assez content de moi, l'atmosphère était
glauque au possible, on aurait dit une vraie scène de crime. Puis je me
suis dit que j'avais laissé des traces, notamment sur les vêtements de
la vieille, et sur le couteau aussi. Et encore, j'avais eu de la chance
de ne pas m'être taché. Je n'aurais jamais pensé être si conscient dans
un moment comme celui-ci, et malgré ma fébrilité je devais me forcer à
réfléchir. J'ai pris un sac-poubelle dans un de ses tiroirs (que j'ai
ouvert en mettant ma main dans mon T-shirt, pour ne pas laisser
d'empreintes), j'ai mis tout ce que j'avais touché dedans, et je suis
sorti, en jetant un dernier coup d’œil à la première victime du
meurtrier que je venais d'inventer. Je n'ai aucun remord, je ne l'ai pas
tuée, et puis elle était bien plus digne comme ça que quand je l'avais
trouvée.
Je suis allé jeter le sac-poubelle dans une benne publique,
et je suis rentré chez moi, en regardant bien si je ne m'étais vraiment
fait aucune tache.
Je n'ai croisé personne, la rue était déserte,
l'immeuble était désert. J'étais plein d'une sorte de fierté fébrile, je
n'avais jamais ressenti quelque chose comme ça auparavant.
Je me
suis couché directement en rentrant chez moi. Aujourd'hui, le corps a
été découvert. Par sa fille, je crois. Les policiers sont venus
m'interroger, j'ai répondu (très honnêtement) que je ne la connaissais
pas du tout, et que je n'avais vu personne dans l'immeuble hier.
Je
suis allé m'acheter ce journal aujourd'hui et me voici, lecteur. Je me
demande quand est-ce que le journal parlera de ce que j'ai fait.
*
Il
est quatre heures du matin, je me suis réveillé en sursaut, j'ai mal au
ventre, j'essaie de me concentrer sur le papier pour ne pas avoir mal.
Je crois que je commence à regretter ce que j'ai fait à cette femme. Je
ne l'ai pas tuée, c'est vrai, mais j'ai tout de même mis en scène son
corps, et fait croire à un meurtre. Je me demande s'il y a vraiment une
différence entre tuer quelqu'un et faire croire aux autres qu'il a été
tué. Je suis sans doute juste fatigué, ça ira mieux quand cette douleur
sera passée et que je pourrai me rendormir et me reposer complètement.
*
Je
ne sais pas ce qui m'a pris, je n'aurais jamais dû me lancer dans tout
ça. Une autre victime s'ajoute à la liste, mais je ne veux pas
continuer. Je n'ai pas réussi à me rendormir après ce dernier paragraphe
(qui date d'hier matin) et le soir qui a suivi je suis allé noyer ma
confusion dans l'alcool. J'ai toujours été un peu mélodramatique, alors
je suis allé dans un petit bar de quartier. Là-bas, mon désespoir
passait inaperçu, puisque je n'étais apparemment pas le seul à vouloir
boire sans qu'on me pose des questions.
Mais une jeune femme s'est assise à côté de moi.
Je
ne suis pas très attirant, mais le genre de fille à venir aborder une
loque alcoolisée dans un bar miteux n'est sans doute pas très exigeante.
On a discuté, l'air de rien, et je lui ai apparemment paru assez
sympathique pour qu'elle m'entraîne chez elle.
Arrivés là-bas, elle a
commencé à devenir... "agressive", et devant l'air de refus que
j'affichais, elle s'est vexée, et a dit qu'elle allait prendre une
douche pour me laisser le temps de réfléchir.
Je me suis mis en
colère. Je ne supporte pas que quelqu'un me donne le "temps de
réfléchir", je sais réfléchir, je sais réfléchir vite, je ne suis pas un
animal. Elle me tournait le dos, je me suis approché, et j'ai mis mes
mains autour de son cou. J'ai serré, serré, mais elle se débattait trop,
c'était insupportable. Je l'ai fait tomber sur mon pied, pour éviter
de faire trop de bruit, pour ne pas déranger les voisins du dessous, et
je me suis agenouillé, et je l'ai étranglée jusqu'à ce que d'un coup,
elle arrête de respirer.
Je n'avais pas confiance, j'ai laissé mes
mains serrées autour de son cou pendant quelques minutes peut-être, et
je me suis dit sur le moment que j'étais béni, que ça ne pouvait pas
être une coïncidence. J'ai commencé à travailler son corps comme celui
de la vieille dame d'hier, et au-dessus de la croix, j'ai gravé "II".
Je
suis parti en nettoyant le verre qu'elle m'avait donné, et en
réfléchissant aux endroits que j'aurais pu toucher. Personne ne m'a vu
partir.
Sur le moment, j'étais vraiment aux anges, mais je vous
assure que maintenant que je suis calme, j'ai des remords, et pire que
tout, j'ai peur. Peut-être que quelqu'un m'avait vu quitter le bar avec
elle, peut-être qu'un voisin m'avait aperçu, peut-être que j'avais
laissé, je ne sais pas, de la sueur sur son cou en l'étranglant.
Je
meurs de peur, je me dis que les policiers peuvent arriver d'un moment à
l'autre. Je voulais être attrapé au départ, enfin, je voulais que mon
meurtrier imaginaire soit attrapé au travers de moi, mais non, je ne
veux plus. Ce journal qui devait être un magnifique trophée me nargue.
Je vais arracher les pages de ces derniers jours, je ne veux pas que la
police ait de preuves. Je vais laisser tout ça derrière moi, c'est
promis.
*
*
Cher journal, je me suis réveillé avec de
la fièvre, mon esprit est brumeux, et je ne me souviens que de très peu de
choses par rapport à ce qui a précédé mon sommeil. Aurais-je dormi
pendant plusieurs jours ? Ça parait incroyable, mais c'est l'explication
la plus logique que je trouve à mon amnésie. Je t'ai trouvé sur mon
bureau, journal, mais je ne me souviens pas de toi. Je me dis qu'en
mettant au clair mes pensées dans tes pages, je peux aller mieux, et
voir enfin plus clair, justement.
Certaines de tes pages sont
arrachées, journal, et je me demande pourquoi. Le seul souvenir que j'ai
d'avant mon sommeil, c'est une inquiétude tenace, presque irréelle. Je
me demande ce que je redoutais.
À la radio, ils parlent d'un meurtrier qui sévirait dans mon quartier. Une des victimes habitait même dans mon immeuble !
Je
me demande si mon inquiétude n'est pas liée à ça. J'avais l'impression
d'avoir déjà vu les scènes de crime qu'ils décrivaient, comme dans un
rêve.
Peut-être pensais-je être la prochaine victime ? Maintenant que
j'y pense, ça expliquerait pourquoi une chaise barricadait ma porte
d'entrée à mon réveil. J'espère que je n'ai pas raison.
*
Cher
journal, je crois qu'un homme m'a suivi dans la rue, aujourd'hui. J'ai
eu le sentiment que c'était le meurtrier, et qu'il me traquait vraiment.
C'est stupide, je pense, mais cette certitude s'est imposée dans mon
esprit et j'ai énormément de mal à m'en défaire.
Je suis rentré chez
moi en courant, et en faisant un grand détour pour que personne ne
puisse me pister. Je pense avoir réussi à le semer, mais peut-être
s'était-il juste caché. Il sait où je vis, j'en suis certain maintenant.
Je ne compte plus ressortir, heureusement j'ai quelques réserves de
nourriture. Peut-être changera-t-il de cible si je reste enfermé assez
longtemps ? Je ne suis pas certain de la chose, mais cette pensée me
rassure.
*
Je n'arrive pas à penser à autre chose qu'à ce
meurtrier. Je devais vraiment le craindre plus que tout, vu l'intensité
de cette inquiétude. Je le vois ouvrir ma porte à chaque fois que je
ferme les yeux. Je le vois se glisser derrière moi, et plus j'y pense,
plus je vois ses mouvements être désarticulés et monstrueux.
Je n'ose
pas tourner le dos à la porte, mais je n'ose pas lui faire face non
plus. La pensée d'un monstre se glissant derrière moi me glace le sang,
mais le voir s'avancer vers moi sans que je sois capable de l'empêcher
d'approcher (je ne peux pas lutter, j'en suis certain) est une idée qui
me terrifie encore plus.
J'ai décidé que s'il en venait à vouloir
m'attaquer, je sauterais par la fenêtre qui est à ma gauche au moment où
j'écris. Je la laisse ouverte. Je suis au cinquième étage, je ne peux
pas fuir, mais je suis au moins certain qu'il n'aura pas ce qu'il veut,
que je peux échapper à la peur qu'il voudra me faire ressentir au moment
où il me tuera.
Je m'ennuie dans la vie, c'est vrai, mais
certainement pas au point de me tuer. Mais cette peur qui paralyse mon
esprit peu à peu, c'est pour la fuir que je veux me donner la mort. Je
veux juste attendre le dernier moment, et le défier jusqu'au bout.
Il
est sans doute devant ma porte en ce moment-même. Peut-être qu'il
m'épie par le judas, et qu'il attend que je sois au paroxysme de ma
terreur pour se jeter sur moi. Je le suis, mais il ne doit pas le voir.
*
C'est
dans la précipitation que je jette ces mots sur le papier. Je crois, je
suis certain que j'ai entendu la poignée tourner. Il est là, c'est sûr,
il veut me tuer.
Il n'aura pas ce qu'il veut.