La pauvre femme
rentrait du travail. Dans sa grande maison, le silence lui rappelait
l’absence de son fils. La femme ne voulait pas y penser. Son bébé, son
petit, seul dans sa grande chambre blanche… Elle serra les dents, et
sentit sa gorge se serrer. Elle ne pouvait pas aller le voir dans cet
hôpital sordide… Il était tard. Elle était harassée.
Un
bruit. Le téléphone sonna… La femme se précipita dans l’espoir de
quelques bonnes nouvelles. La voix calme, presque amorphe, étreinte elle
aussi de fatigue, retentit dans le combiné.
« Êtes-vous la mère de Matthieu **** ? »
Alertée, elle déglutit.
« Oui. ».
« Nous sommes désolés. Votre fils est mort ce soir. Son décès a été constaté il y a un quart d’heure environ. »
Sans un mot, elle raccrocha. Les larmes coulaient sans pouvoir s’arrêter. Son fils, son unique fils…
La femme, la mère qu’elle avait été se remémora ce qu’une mère ne peut oublier. Ce qu’elle ne doit oublier.
Ses
yeux bleus, ses cheveux bruns, sa malice, ses accès de colère, ses
peines, ses blessures, tout. Sa cicatrice au bras gauche, lorsqu'il
était tombé de vélo…
Leurs derniers mots, si vulgaires, si haineux…
Tout.
07.03
Je
sais vraiment pas pourquoi je fais ça. Pourquoi écrire? Aucune idée.
Vraiment, aucune. Et puis au fond de moi, je me dis: «Putain, pas
envie de ressembler à toutes ces pétasses dépressives qui "écrivent
pour se libérer de cette douleur" ». Moi, je ne sais même pas pourquoi
j’écris. Sûrement parce qu’au fond de moi, je pense que je ne peux pas
réellement parler à quelqu’un autre que mon meilleur ami, Louis. Et puis
bon, ça me fera un loisir supplémentaire. C’est peut-être pas une si
mauvaise idée, finalement. Je m’ennuie vraiment pour en arriver à écrire
un journal intime. (Bon, on va dire que c’est juste un journal. C’est un
carnet.) Et m’adresser à un destinataire imaginaire.
(Tiens d’ailleurs, c’était pas une idée du psy, ça ?)
10.03
Bon
bah en 3 jours, il ne s’est rien passé. Vie ennuyeuse? Pire que ça. Ce
matin, horrifié, j’ai découvert que je perdais mes cheveux… Le
commencement d’une petite dépression nerveuse? J’en sais rien. Du
moins, j’espère pas…
14.03
J’ai
raté mon bus. Je suis coincé chez moi.Ma mère, infirmière, ne rentre
qu’aux alentours de minuit. Ah… Quel imbécile. Bon je vais passer ma
super journée à faire mes devoirs, et un peu d’ordi. Ma mère va me
haïr…Juste un peu plus encore, quoi.
Pourquoi? Disons que je ne suis pas le gamin parfait dont elle avait rêvé. De
bonnes notes, charismatique et mignon, intelligent, sociable… Je suis
insolent, détesté des profs et des élèves, avec une réputation de brute
épaisse, de connard sans valeurs, de teigne.
Non,
elle ne m’aime pas. C’est visible dans son regard. Elle est
travailleuse et fidèle, appréciée et amicale. Elle a eu un enfant ingrat,
asocial, glandeur et je-m’en-foutiste au possible.
Louis… J’aimerais vraiment être comme lui. Ç’aurait été le fils idéal aux yeux de ma mère. Lui, il a toutes ces qualités.
Plus ça va et plus je me dis que tout ce que j’ai, je le mérite pas. À part le psy, ce boulet-là, je le mérite...
15.03
Ma
mère m’a ramené un film, hier soir. Elle m’a souri. Il y a longtemps
que je ne l’avais pas vue sourire. Elle m’a dit qu’elle avait parlé avec
le psy et qu’elle comprenait maintenant mon comportement de merde. Je
n’ai pas protesté. J’étais content de voir
qu’elle cherchait à nous réconcilier.
Le film qu’elle m’a offert était un film d’horreur.
Je
préfère les livres, mais j’étais content quand même. Je ne l’ai pas
regardé avec ma mère, elle n’aime pas ce genre là. En revanche j’ai
demandé à Louis de venir. On était jeudi. Il a accepté, laissant ses
devoirs de coté.
Moi et Louis,
nous étions tous deux fans d’horreur en tout genre. Moi plus les livres
de la série Chair de Poule, puis ceux de Stephen King en grandissant.
Louis, sa passion, c’était la même chose, version cinéma. C’est comme cela
que nous étions devenus amis. Cela me semblait utile de préciser, car
normalement, je n’aurais rien eu à faire avec un type comme ça.
Le film n'était pas excellent, mais j’ai quand même passé une bonne soirée.
16.03
Journée
de merde. J’ai été collé. 1 heure perdue… Bon, je sais que je suis
considéré comme gamin à problèmes, mais bon sang, là j’ai rien fait!
« Insultes envers ses camarades, + insolence ». Toujours le même discours, quoiqu’il arrive.
Ma réputation me précède. Ma mère dit qu’il faut que j’arrête d’être cynique et agressif… Si je faisais exprès, encore…
Je
crois que je vais aller dormir un peu. J’ai vraiment passé une journée
pourrie. Il est 6.57, je suis crevé. Les jeux en ligne, c’était pas une
bonne idée. Mais bon, demain on est samedi, je vais voir Louis, alors ça
va. Bon par contre, demain j’ai juste rendez-vous chez cet abruti de
psy.
«Va falloir que tu te retiennes de le taper!» a dit Louis…
Il va vraiment falloir, oui.
17.03/13h45
J’ai pété les plombs. Je sais pas ce qui m’arrive… Pourquoi?
Qu’est-ce que j’ai fait?
Je l’ai tapé.
«…Dépressif.»
Ce
mot a mal sonné à mes oreilles. Je me suis levé du fauteuil
dégueulasse, et je l’ai tapé, aussi fort que je pouvais. Je crois que je
pleurais. Ma mère a poussé un cri lorsqu’elle est rentrée dans la
pièce. Il était déjà mal en point. Le sang giclait, et je ne pouvais
pas m’arrêter. Il avait tout gâché. Il allait pourrir les chances que
j’avais de me réconcilier avec ma mère. Il allait pourrir le fait
qu’elle cesse de me prendre pour un malade. Tout était de sa faute.
Depuis le début. Tout est de sa faute. L’école, ma mère… Tout. J’ai
paniqué.
Je voulais juste la récupérer. J’ai tout foiré.
Non. IL a tout fait foirer.
Je
suis enfermé dans ma chambre, ma sortie annulée, ma mère en larmes. Et
ça y est, pour elle, je suis officiellement dépressif. Et complètement
taré en plus de ça. Bon, foutu pour foutu, la fenêtre est ouverte… Et j’ai
besoin de sortir.
17.03/19h22
Je
sais pas comment ça se fait, mais toujours est-il que je ne suis pas
grillé pour ma «fugue». Ma mère a dû s’absenter. Mais ce qui vient de
m’arriver est bien pire que le fait que ma mère me prenne pour un fou furieux. J’explique.
Il devait être 14h30 quand j’arrivais à l’orée du bois dont Louis m’avait parlé.
Louis
avait appris qu’à l’écart de notre quartier, il y avait une bâtisse
abandonnée, en plein milieu d’un bois. C’était l’objectif de notre
sortie; visiter la baraque.
Le
bois était assez grand, presque une forêt. J’ai rejoint Louis, très fier
de son information, qu’il avait eue je ne sais comment. Sûrement en
profitant de sa popularité locale.
L’air
était lourd, humide. Il n’y avait pas de soleil. Un orage semblait sur
le point d’éclater. Arrivés sur les lieux, on a découvert que la maison
n’avait pas grand intérêt. On a tout de même décidé d’explorer, histoire de
dire.
Une odeur étrange
régnait dans l’air, un peu écœurante. Nous étions séparés. Je commençais
à m’ennuyer, quand j’ai entendu Louis pousser un cri d’effroi. Je me
suis précipitai, et découvris à mon tour la réalité. Oui, là ce n’était plus
de la fiction. Je n’étais pas un acteur. Je n’étais pas dans un film
d’horreur. Non, j’étais bien dans la réalité, et ce que j’ai vu l’était
aussi.
L’endroit, par-dessus
l’odeur douceâtre, puait la mort et le sang. Avec le recul, je ne sais
pas pourquoi je ne m’en suis pas rendu compte plus tôt. L’odeur du sang,
de la chair pourrie, elle était tellement forte. J’aurais dû la sentir
bien avant de visiter la baraque… Ma vue est d’abord restée sur des
corps. Beaucoup de corps. Des animaux. Des oiseaux, éventrés, ainsi que
des rongeurs. Des animaux sauvages, pour la plupart. Les mouches
voletaient, les insectes et autres charognards avaient envahi les lieux.
La chaleur accentuait les odeurs, accélérait la décomposition. À mesure que j’avançais dans les décombres de la maison, je voyais des
cadavres de chiens, de chats, tous tués de la même façon, les tripes à
l’air, affichant une expression de terreur et de douleur.
Puis quelqu’un. Une personne.
Un
homme que j’aurais jugé comme mendiant vu ses habits, se tordait de
douleur au sol en gémissant. Il n’a pas remarqué notre présence
immédiatement. Il crachait du sang. Puis il nous a vus. Il a ensuite
commencé à hurler comme un fou :
« Loin! Loin… L’air!»
Ses yeux se sont révulsés. Il a convulsé un instant, répétant ces mots, puis s'est tu.
J'ai remarqué alors ses mains couvertes de sang, de plumes, de poils, de tout.
Je ne voulais pas voulu comprendre.
Pendant
ce temps, l’air s’était épaissi. Encore, et encore, il devenait plus
lourd. Une brume voguait entre les arbres. L’odeur était plus que
présente. On aurait dit un produit chimique ou un truc dans le genre.
Mélangé à l’omniprésence des relents de décomposition. A vomir.
Les
arbres devenaient des créatures de cauchemar, à demi dissimulés dans
l’air humide. Louis était en pleurs. Moi je paniquais. Je tremblais, les
yeux écarquillés. Je ne savais plus quoi faire. J’avais du mal à
respirer. On s’est enfuit, la peur nous arrachant les tripes.
Plus
j’y repense, maintenant, dans le calme oppressant de ma chambre, que ce
type devait être un jeune squatteur, et qu’il avait mangé un truc pas
sain, ou pris des produits. Cela existe, je crois. Il a dû faire une
sorte de crise. Mon subconscient me hurle que j’ai complètement faux.
Que ce n’était ni la drogue, ni quoi que ce soit. La folie ?
J’en
sais que dalle, j’hésite à appeler les flics… Peut-être qu’eux ils
sauront quoi faire ? Je n’en ai même pas parlé à ma mère. Cela ne ferait
qu’aggraver mon cas. Non c’est décidé, je me tais. C’est pas possible,
j’ai rêvé, j’ai déliré, la fatigue… Un truc comme ça est impossible, ce
genre de choses arrivent aux autres…
18.03
Je
n’ai pas dormi de la nuit. J’ai eu tellement mal à l’estomac. J’ai du
aller vomir trois, voire quatre fois. Je ne sens plus mon bras gauche,
comme si il était engourdi…Mais c’est le cadet de mes soucis.
J’ai
coupé mon portable et mon ordi. J’en peux plus. Je n’arrive pas à
dormir. Je deviens parano, chaque bruit m’effraie. J’ai du mal à
respirer. Mes poumons émettent un sifflement à chaque inspiration. Ce
son me rend fou. C’est lui qui m’empêche de dormir. Oui c’est lui.
Chaque sifflement, je crois que mon cerveau va imploser. Chaque
sifflement, je pousse un gémissement étouffé.
Ma
mère m’a apporté à manger. Poussé par la faim, j’ai tout avalé. Moins
de deux minutes plus tard, je vomissais déjà le contenu de l’assiette.
Je vis un calvaire.
J’ai un autre problème, bien pire que la faim.
J’ai
des trous de mémoire, des absences… Cette nuit. Je ne me rappelle plus…
Ni ou j’étais ni ce que j’ai fais. Comme je l’ai dis, j’ai été malade.
Je n’ai pas dormi. Je me rappelle plus de rien. Je sais que j’ai vomi,
que ça a été atroce. C’est comme si j’avais dormi, aucuns souvenirs,
j’ai pas dormi. Je le sais, c’est sûr.
Je
ne suis pas sorti de ma chambre, mais… Mais de la terre était sur mes
chaussures, impeccablement propres, hier… Je serais peut être sorti ?
J’en sais rien, j’en sais vraiment rien… Je m’en souviens plus… Non,
c’est impossible. Je suis pas sorti. Pourtant toute cette terre est là.
Je sais plus, je sais plus.
Il n’y a pas de terre, c’est un cartier, juste des jardins impeccables. Alors où étaient mes pompes ?
Il
y a un autre truc. Ce truc qui m’empêche de réfléchir. Cette
odeur…Présente dans l’air lourd, celle du bois d’hier, elle est là,
comme un démon, qui me harcèle. Le sifflement me rend fou. Cette odeur
du bois, les absences, le sifflement, c’est la même chose. Y’a quelque
chose qui a déclenché ça.
21.03
Absences… Qu’ai-je fait ? J’ai la réponse. La dure vérité est là, bien que je refuse de l’admettre.
« Admire ton œuvre, admire la ! » me dit-il, d’une voix non humaine.
Je
me vois, je me revois, animé d’une force quelconque, sortir de chez
moi, hier, tel un zombi. Je me revois encore, un sourire fier accroché
aux lèvres. Mes yeux fous, non, ces yeux fous se posent sur un reste de
chair. Sur ce qui semble un cadavre, je, ou il, pose son regard bleu
acier.
Il a tué le psy. Il est
fou. Il a commis un massacre. Il avait le visage barbouillé de sang. Il
souriait lorsque les tripes eurent jailli. Il riait lorsque que le
pauvre homme eut les yeux crevés. Il a traversé le bois, la terre s’est
collée à ses chaussures…
Ma mère a
appelé l’hosto. J’ai réussi à prendre mon carnet. J’ai des tubes dans
le nez, dans la bouche, partout. Ils m’aident à respirer. Plus de
sifflement. Ce problème là est réglé. Cependant, depuis trois jours, mes
jambes refusent de m’obéir. Je suis paralysé. Les médecins ne peuvent
me dire si c’est définitif. Je prie pour que ce ne soit pas définitif.
Il est toujours là, me guettant. Guettant chaque absence, chaque faiblesse. Il est en moi.
23.03
Louis
est passé me voir. Il a eu l’air horrifié par mon état. Il ne m’a
presque pas parlé. Juste un vague salut. J’ai des crampes. D’horribles
crampes. Je ne vois presque rien. Le sifflement a recommencé. Je suis
toujours paralysé, et je ne sens plus mon bras gauche. J’ai demandé à
Louis d’aller me chercher un miroir. Je n’aurais pas dû. Mon visage. Les
muscles de mon visage. Ils se contractent. Ces contractions forment une
immonde grimace, suivie d’une douleur atroce. Les yeux exorbités, un
grand sourire crispé, les muscles tendus décorent à présent mon visage.
Je suis laid. Je suis tellement laid. Même mon meilleur ami a eu peur de
moi.
L’odeur, l’odeur est toujours là. Une puanteur immonde empoisonne l’air. Elle en fait partie.
Il est là. Toujours.
« Il, c’est toi. Que toi. »
Cette phrase, suivie du sifflement, se répète à chaque instant.
24.03
Je
ne sais heure il est. Je suis dans le noir complet. Je ne distingue
plus que des ombres. Peux écrire toujours. Pleure du sang. Mal, partout,
tout le temps. Plus de jambes, plus de bras. Je sombre.
«Loin
! Loin ! Air !» Je comprends, maintenant. Grimaces, elles représentent
le Matthieu d’avant. Maintenant [illisible] beau. Je [illisible] plus
Matthieu.
25.03
Il était Matthieu. Je n’ai jamais été Matthieu. Le sang. Besoin de ce précieux liquide. Matthieu ne voulait tuer. Imbécile.
29.03
Bras
gauche : paralysé. Jambes gauche et droite : paralysées. Sourd. Presque
aveugle. Lumière. Mal. Trop Mal. Sifflement de retour. Pouvoir écrire
peu. [illisible] Respirer. Sommeil sans [illisible] viens à moi. Viens !
Je ne suis pas fou !
Air.
Maman, Louis, désolé de [illisible], je vous aime.
Matthieu doit [illisible].
Matthieu ce n’est pas moi. [ ?]
Un [illisible] est calme.
Le mendiant [illisible].
Trop Air.
Sifflement.
Sifflement !
Loin, Loin !
Air mauvais !
Loin.
Loin de l’air, [illisible]
Je ne peux plus respirer, enfin.
Louis
lâcha la fiche, retranscription du carnet de Matthieu, son ami. La
plupart des pages étaient illisibles, si bien que Louis avait proposé à
la mère de son ami de les mettre sous traitement de texte. Mais il
n’avait pu comprendre certains passages. Matthieu avait une écriture
particulière, qui s’était détériorée à cause des souffrances infernales
qu’il avait eu à subir. Au fil de son travail, Louis avait découvert ce
calvaire qu’avait vécu son ami durant les derniers jours de sa vie. À présent, il était mort. Dans la nuit du 29 au 30 mars. Louis lui avait
rendu une fois visite. Il en était sorti tellement bouleversé… Son
visage… Les yeux rougis, la bouche contractée en un rictus malfaisant…
Avant de mourir, il avait clairement sombré dans la folie.
Louis
s’effondra en pleurant, tant les souvenirs affluaient. Il avait mal à
la tête. Il y avait une odeur bizarre dans sa chambre, une odeur de
produit chimique.
La même que dans la chambre d’hôpital de Matthieu.
La même que dans le bois.
Louis
ne sentit plus sa jambe. Dans sa chute, il remarqua le carnet. Malgré
la douleur qui lui traversait le corps, il remarqua une feuille qu’il
n’avait pas retranscrite. La vue brouillée, gémissant, la dernière chose
qu’il vit fut les lettres tracée d’une écriture pataude :
«Matthieu est mort. Mais je suis là, moi. Ton meilleur ami.»
Louis ferma les yeux. Il ne se souviendra pas de ce qu’il fera. Absence.