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Traduit du mieux que j’ai pu du Bulgare. Merci à Vasil G. (1961-2002) pour son témoignage.
Mon père était gardien de nuit au Musée des Beaux-Arts de Sofia.
Je suis arrivé assez tard dans sa vie. Il a eu deux enfants quand il avait la trentaine, il a été heureux un temps je suppose, avant de se remarier avec Mila, ma mère. Je suis né quand il avait 50 ans. Hélas pour nous, notre vie s’est très vite dégradée lorsque j’ai atteint l’adolescence.
Que ça ait été génétique, que Dieu l’ait voulu, ou que ça ait été juste un manque de chance, ça n'a pas changé grand-chose pour moi : le fait est que son état mental a rapidement commencé à s'effondrer. Ce n’étaient que des pertes momentanées de mémoire au début, des pertes de lucidité ensuite, puis la démence s’est installée.
Je tiens à préciser que dans les années 70, on ne parlait pas encore d’Alzheimer ou d’aphasie. On disait « la démence » et puis c’était tout, fin de la conversation. Restait à croiser les doigts pour que ça ne nous arrive pas à nous, les gens « normaux ».
Mon père était gardien de nuit au Musée des Beaux-Arts de Sofia. C’est un beau bâtiment aux couleurs fades, situé au cœur de la capitale. Je crois qu'il aimait faire ce métier. Mais il ne nous en parlait pas beaucoup.
Quand la démence a commencé à le dévorer, le Musée a pris une place plus importante dans notre vie. Il a commencé à en parler régulièrement, aux repas, en promenade. Son métier consistait à patrouiller dans des couloirs plats, mais il avait une façon d’en parler… Mon père a toujours été très doué pour conter les histoires, alors nous étions suspendus à ses lèvres. Les sculptures, les natures mortes, les portraits… Ce portrait.
Au départ, je ne comprenais pas pourquoi il parlait autant de Lucifer. Puis ma mère m’a fait comprendre que c’était l'un des tableaux qui se trouvaient là-bas. Ainsi, mon père décrivait souvent ce long couloir avec des lumières tamisées, avec un carrelage rouge et noir, et au fond, le Lucifer de Franz von Stuck.
Mon père, amateur d’art, était fasciné par ce tableau. Il racontait qu’il le regardait régulièrement quand le Musée se vidait de ses visiteurs. Et plus son cerveau semblait s’éteindre, plus il nous parlait de son travail au Musée, et plus il parlait du Lucifer.
Ça devenait, si vous me passez l’expression, maladif. Le voilà qui ne voulait plus parler d’autre chose. C’est comme s'il ne voulait rien entendre. Le tableau, les couleurs, le talent de l'artiste, son coup de pinceau... C’était terrible. Il a fini par ne plus me reconnaître. Ma mère s’occupait toujours de lui, mais il devenait un vrai fardeau. Un soir qu’elle l’avait laissé seul à la maison durant une petite heure, il avait uriné sur le canapé, incapable de retrouver les toilettes dans la maison.
Finalement, décision a été prise de le transférer à un hôpital près de Pernik. Ça n’a pas été facile pour ma mère, mais mon père était déjà loin à ce moment là. C’était juste un poids pour nous. Il était très gentil avec les infirmières, qui le décrivaient comme courtois et obligeant. Il n’avait eu qu’une seule demande, qu’on accroche dans sa chambre le Lucifer de Franz von Stuck. Dans la Bulgarie ruinée des années 80, ce n’était pas une mince affaire, mais il avait en effet eu droit à sa petite reproduction en noir et blanc sur la table de chevet. La manifestation d'une sorte de dernière volonté, peut-être.
Je détestais quand ma mère m’emmenait lui rendre visite à l’hôpital. Je ne veux pas parler de cette période.
Mon père nous a quittés le 22 Mars 1982. En nettoyant sa chambre, j’ai eu un coup de colère noire qui était la conséquence d’années entières de frustration. Devant ma mère paniquée, j’ai ainsi déchiré ses livres auxquels il tenait tant, et son foutu tableau mal imprimé de Lucifer, comme si je le tenais directement responsable. Ça a été la fin de cette époque de douleur, et le début d’une autre, de deuil et de pardon. Mais certains mystères demeuraient.
Il m’a fallu 17 ans pour oser aller le voir. 17 ans. Nous y sommes allés en famille, sans doute car j’avais trop peur d’y aller seul. Bien sûr, il avait changé de musée entretemps, et j’avais moi aussi changé, j’imagine. J’étais à présent un adulte sérieux, qui avait une famille. L’impression n’en a pas été moins forte, même si je n’avais pas à avoir aussi peur d’une peinture à l’huile de 40 centimètres.
Pourtant, depuis que j’ai enfin vu ce tableau, ma femme a remarqué quelques changements. Au début, c’étaient juste des petites inattentions que je n’aurais pas eues en temps normal, puis elle a remarqué que j’oubliais parfois certains détails de notre vie.
Moi, je ne remarque rien, et c’est ça qui m’effraie le plus. Quand elle me reproche d’avoir eu l’air absent à un dîner avec des amis, j’ai du mal à mettre un visage sur les prénoms qu’elle me donne. La brume arrive.
C’est comme si je sentais mon cerveau mollir, lentement. Je suis seul, mais je ne suis pas malheureux pour autant. J’arrive encore à reconnaître ma fille, et ma femme. J’arrive encore à communiquer. Je ne suis pas le plus à plaindre. Pour mon père, ça avait été hélas bien plus rapide. Malgré tout, je serais incapable de te dire si nous sommes un mardi ou un jeudi.
Mais je n’oublie pas cette histoire. Mon père était gardien de nuit au Musée des Beaux-Arts de Sofia. C’était un beau bâtiment aux couleurs fades situé au cœur de la capitale, qui renfermait le Lucifer de Franz von Stuck. Et son regard est merveilleux.
Ça, je ne l’oublierai jamais.
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Pas mal, je ne connaissais pas ce tableau ! Très bon sujet de pasta. C'est vrai que ce regard...
RépondreSupprimerCe tableau est quand même incroyable, très hypnotisant... L'idée d'avoir une situation de démence mis en relation avec une oeuvre d'art est assez originale en soit; wow
RépondreSupprimerJ'adore
RépondreSupprimerJ'ai pas compris
RépondreSupprimerCe tableau est, effectivement, hypnotisant en vrai.
RépondreSupprimerMais nombre de tableaux de Von Stuck ont ce côté licencieux si machiavéliquement agréable.